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Le ciel était noir. Encore. Comme tous les ciels qu'il avait pu contempler jusque là. Il ne se souvenait pas d'avoir un jour vu les étoiles. Entre les lumières artificielles de Chicago et Séoul, pas une seule chance d'apercevoir une de ces trainées lumineuses qui vous faisait croire qu'un de vos vœux allait enfin pouvoir prendre vie. Il n'était pas superstitieux mais, au point où il en était, il était prêt à faire n'importe quoi pour s'ôter le cynisme de la peau. L'arracher comme on arrache un ongle, et le mettre en pièce, avant de le jeter à terre et de lui tourner le dos, pour toujours. Le cynisme n'était là que pour vous empêcher de voir le bonheur là où il pourrait se loger. Et on avait beau dire que, d'une certaine façon, il vous protégeait aussi, lui aurait bien exposé au monde entier son talon d'Achille, tant qu'on lui permettait de goûter, ne serait-ce que quelques secondes, au bonheur le plus intense. Il eut un sourire en coin, et porta à ses lèvres la cigarette qu'il venait d'allumer. La fumée qu'il laissa échapper de ses lèvres entrouvertes partie rejoindre ce ciel sans étoiles et sans intérêt, celui qu'il avait connu sa vie durant et qui jamais ne lui avait apporté le moindre réconfort.

Il était né en 1988, à Bangkok, et de cela, c'était la seule chose dont tout le monde était sûr. Une bonne sœur l'avait retrouvé un matin sur les marches d'une église catholique, et il avait été confié à un orphelinat jusqu'à ses deux ans, où un couple de coréens exilés aux Etats-Unis l'avait adopté. Il était leur troisième enfant, leurs deux premières filles étant leurs enfants naturels, des jumelles alors âgées de 5 ans. C'était une vie qui s'annonçait belle, proche de la perfection, dans un cadre aisé et dans laquelle on excluait toute perspective négative. On ne rêvait sans doute pas mieux, quand on était un enfant adopté, abandonné à l'aube de sa vie. Mais la vie est une amante jalouse, et on apprit un jour que leur chère maman allait mourir. On ne savait pas quand, dans un mois ou trois ans, mais elle allait bel et bien partir, sans qu'on puisse y faire quoique ce soit. Elle interdit les larmes durant ce laps de temps beaucoup trop court, disant qu'il valait mieux les garder pour la fin, pour se soulager de la tristesse qui ne manquerait pas de nous étreindre. Maman parlait bien, et avait su donner à son fils au moins, le goût des belles lettres. Il s'agissait là de sa victoire à elle, qui couvait sans doute un peu trop son petit dernier, sous l'œil désapprobateur des deux aînées. Et maman mourut, finalement, après un an et demi d'un combat perdu d'avance. On pleura beaucoup. Comme prévu.

Kwang Ho baissa les yeux, et écrasa sous son pied la cigarette, prenant un plaisir sadique à l'abîmer autant que possible. Ce n'était qu'un minuscule bâton de nicotine et pourtant, tout ce qu'il pouvait détruire, il le détruisait. C'était son côté capricieux, les reste d'une enfance pourrie gâtée. Mais aussi une façon de crier cette douleur contenue, qui venait d'on ne sait où, pour on ne sait quelle raison. Tout ce qu'il savait, c'est qu'elle n'était pas juste, et qu'il devait le faire payer. A n'importe qui. A n'importe quoi. Oh, il n'était pas foncièrement méchant, non, même s'il se plaisait à le laisser croire. Il était aussi capable de la plus pure des gentillesses. Mais ça n'était pas son truc, et ce genre de démonstration, il le réservait à ceux qui le méritaient. Bien sûr il était prétentieux, égoïste et moqueur. Bien sûr qu'il vivait largement au-dessus de ses moyens, et que sa superficialité n'avait d'égale que son orgueil. Mais au moins était-il libre, libre d'être ce qu'il lui plaisait, libre de vivre comme il l'entendait. S'il n'était pas heureux ainsi, alors il faisait volontiers semblant de l'être, entouré de femmes qui se laissaient rabaisser sans un mot, et de chiens aux dents longues qui ne courraient qu'après l'argent qu'il ne possédait pas, et cette notoriété malsaine qu'il avait acquis malgré un caractère difficile, voire détestable. Une carapace ? Non. Il se contentait d'exploiter davantage ses défauts que ses qualités : n'importe quel imbécile sait pertinemment, quoiqu'on en dise, que le naturel et la bonté ne paieront jamais.

Durant les trois années qui suivirent la mort de maman, Kwang Ho devint plus sombre, plus renfermé. Ses sœurs ne l'avaient jamais porté dans leur cœur, et laissaient à présent leur inimitié déborder, lui qui n'avait plus le soutient maternel. Papa travaillait beaucoup. Découchait souvent, et on ne préférait pas penser où. Il avait toujours été comme cela, on avait jamais posé de questions. Et puis un jour, il y eut une nouvelle maman. Une femme très belle, aux cheveux très noirs. Elle était coréenne, elle aussi, mais ne considérait pas la Corée comme son pays : américaine jusqu'aux bout des ongles, elle était complètement dénuée d'instinct maternel, et si elle adopta bien vite les jumelles, aussi médisantes et sans cœur qu'elle-même, elle ne prit jamais le temps de s'occuper du plus jeune. Elle se prit même volontiers au jeu favori des aînées : tourmenter Kwang Ho, lui faire mal jusqu'à voir les larmes perler au coin de ses yeux. Mais il ne pleurait jamais devant elles, jamais devant personne, même pas devant Dame Solitude. Il avait banni les larmes de sa vie après la mort de Maman. Il aurait aimé pouvoir bannir la tristesse aussi, mais cela, il n'en fut pas capable et bien qu'il essaya de toutes ses forces, il n'y parvint jamais.

Toutes ces femmes qui l'entouraient, lui faisait invariablement penser à cette diablesse aux cheveux noirs, qu'il avait toujours refusé d'appeler "maman". Non pas qu'elle en mourrait d'envie, mais c'était là une épine dans son désir de domination, elle avait tout fait pour le faire plier, mais jamais il n'avait cédé.
Il leva de nouveau les yeux vers le ciel, ce ciel qu'il avait découvert à ses 19 ans, lorsqu'il avait quitté seul l'Amérique, fuyant le souvenir de ces illusions qu'il avait pu nourrir, d'une vie simple, belle, heureuse. Une vie rose comme on en rêve tous, quoiqu'on en dise. Ce qu'il était aujourd'hui, il n'aurait su le définir. Un garçon, presque un homme, ayant perdu toutes ses illusions quant à la vie, quant aux autres aussi. Il ne s'interdisait pas la confiance, mais se préparait toujours à la trahison, même face à ses plus proches amis. Pas ceux qui l'avaient accompagné ce soir, non. Ceux là étaient de ceux que l'on traîne derrière soi comme on traîne un boulet. Ceux là ne servaient qu'à s'amuser, quoiqu'on se lassait vite de puits à boissons, incapable d'articuler plus d'un mots sensés dès qu'un décolleté leur passait devant le nez. Le monde était risible, et il ne se privait pas de rire. Mais il aimait voir ce monde à ses pieds, comme il avait été aux pieds de ces traînées qu'il avait du, pendant des années, voir comme des membres de sa famille.


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